6
Brolin était finalement parvenu à convaincre Larry de retourner auprès de Dolly, sa belle-sœur. Il lui avait promis de faire son maximum pour élucider la mort de son frère.
La Mustang filait sur le fil de civilisation qu’était la route au milieu de ces immenses collines boisées. Derrière, la voiture de Tran Seeyog suivait paresseusement, à bonne distance.
Ils atteignirent rapidement Sandy – dernier bastion citadin avant les étendues infinies de la forêt. La masse blanche du mont Hood surgissait à l’est, le volcan dominait tout le paysage, à l’instar d’un monstre somnolent sur son trône.
Sandy était le quartier général des gardes forestiers de la Mont Hood National Forest, Brolin et Seeyog y retrouvèrent Adrien Arque, l’homme qui avait découvert le corps sans vie de Salhindro. Adrien accepta de les emmener dans la clairière, Eagle Creek 7, et la jeep embarqua bientôt les trois hommes en direction du nord.
En chemin, Adrien chercha à être rassuré sur les causes de la mort de Salhindro, il ne parvenait pas à chasser l’expression de terreur absolue qu’il avait lue sur son visage. Il n’en avait pas fermé l’œil de la nuit. Lorsque Brolin lui répondit qu’on n’en savait toujours rien, Adrien eut du mal à le croire. Il entreprit un descriptif de la région, pour chasser son malaise :
— Vous savez, il n’y a quasiment aucune route là où nous allons, juste un sentier suffisamment large pour qu’on puisse y passer en jeep, et encore !
Brolin, qui était assis à côté de lui, à l’avant, demanda :
— Il y a beaucoup de promeneurs qui viennent ?
— Tout dépend où. Plus au sud je vous dirais oui, beaucoup, mais dans cette portion, c’est l’inverse. Quelques randonneurs. Le coin est très vallonné, des gorges profondes, énormément de chutes d’eau, et une végétation très dense. Il y a aussi pas mal de grottes, mais elles ne sont pas répertoriées.
— À ce point ?
— Je le répète : c’est pas un coin très fréquenté. Ça se trouve, il y a même des espèces qu’on n’a pas encore découvertes ! Eh, vous saviez que la légende de Bigfoot[6] vient d’ici ? Sans blague !
Seeyog, qui jusqu’à présent était absorbé dans la contemplation de l’horizon, se pencha vers l’avant :
— C’est une supercherie, un canular monté de toutes pièces... Adrien haussa les épaules.
— Peut-être, mais en attendant l’hypothèse d’espèces inconnues n’est pas à écarter. Vous savez, la forêt du mont Hood dont nous avons la charge n’est qu’une « petite » portion d’un ensemble gigantesque. C’est en fait une bande de végétation dense qui traverse tout l’Oregon du nord au sud et se poursuit même en Californie. Et elle remonte au nord, dans l’État de Washington et jusqu’au Canada, des milliers et des milliers de kilomètres, presque quatre mille en longueur. Au plus fin, elle ne fait que trente kilomètres de large, ce qui est déjà pas mal, mais elle atteint des largeurs de cinq cents kilomètres par endroits, c’est l’une des plus grandes forêts du monde. Et c’est là qu’on trouve les plus hauts arbres de la planète, certains culminent à cent dix mètres, et aussi les plus vieux : il n’est pas rare de croiser des séquoias de plus de deux mille ans ! Ils étaient là au temps de Jésus, vous imaginez ça ?
— Difficilement, murmura Brolin en fixant la succession de monts trapus qui formaient justement la portion qui les intéressait.
— Vous n’êtes pas du coin ? l’interrogea Adrien.
— Si. C’est juste que je ne suis pas souvent venu par ici depuis que je suis gosse.
— Vous allez voir, c’est un endroit qu’on n’oublie pas.
Adrien n’avait pas tort, l’échantillon de richesses visuelles qu’offrait la forêt à cet endroit était étonnant. Outre l’imbroglio des arbres qui se hissaient en muraille de part et d’autre de la route, il y avait les somptueuses cascades, déversant leur treillage chaotique de cheveux d’ange depuis des corniches si hautes qu’elles semblaient inviolées par l’homme. Et puis la jeep longeait des ravins, fissures noires au fond desquelles serpentaient des eaux glacées au tumulte cristallin.
Le véhicule cahotait au gré d’un vague sillon encombré de fougères et de branches basses, épousant la courbe tantôt ascendante, tantôt descendante des petits monts. En un peu plus d’une heure, ils rejoignirent la clairière Eagle Creek 7. Ce qui leur avait servi de piste s’achevait sur un dégagement relativement clairsemé qu’Adrien appela leur parking, où ils purent se dégourdir les jambes.
Eagle Creek 7 s’étendait au-delà.
Brolin quitta la clémence ombrée de la lisière pour pénétrer le vaste croissant de hautes herbes. Bien qu’on fût en fin d’après-midi, la chaleur demeurait écrasante, s’élevant du sol en nappe lourde et suffocante.
Il se tourna vers Adrien et Tran Seeyog qui attendaient à l’orée, mal à l’aise.
— Où se trouvait le corps de Fleitcher ? demanda-t-il. Adrien disposa son chapeau de garde forestier sur son crâne et le rejoignit.
— Un peu plus haut, par là. Venez, je vais vous montrer. Ils enjambèrent un tronc pourri et montèrent la pente douce de la clairière.
— Évitez de laisser traîner vos mains dans les herbes, prévint Adrien, on ne sait jamais.
— Vous pensez qu’il y a tant de veuves noires que ça ?
Adrien leva une main pour chasser l’air devant lui.
— Qui sait ? Il doit venir ici au maximum cinq à dix personnes par mois à la belle saison. Et quatre se sont fait mordre par ces saloperies d’araignées au cours du dernier trimestre ! Compte tenu de la taille de la clairière, ça fait des statistiques éloquentes ! Elle doit être infestée ! Tenez, ça se trouve on en écrase des dizaines depuis qu’on marche...
Adrien frissonna.
Ils stoppèrent devant une zone aux plantes courbées, plusieurs tiges étaient cassées.
— Je crois que c’est là.
Brolin s’agenouilla et fouilla doucement le sol du bout de l’index.
— Vous avez inspecté les alentours ? demanda-t-il au garde forestier.
— Non. J’ai prévenu mes collègues pour avoir du renfort. Je savais qu’une ambulance ne pourrait pas monter jusqu’ici. On a rapporté le corps à Sandy avec une jeep.
Brolin se redressa et commença à tourner sur lui-même pour examiner le périmètre proche. À deux reprises il s’arrêta, s’approcha et reprit son petit manège. Son front se plissa. Il se hissa sur la pointe des pieds puis écarta quelques herbes.
— Il y a eu du mouvement ici.
À moins de trois mètres d’eux, plusieurs fleurs étaient coupées, se desséchant au soleil. Brolin en prit une et gratta la tige.
— Regardez, dit-il en la tendant à Adrien, elles n’ont pas été arrachées mais cassées. Pareil pour les herbes.
— C’est peut-être ce Fleitcher Salhindro quand il est venu chercher des spécimens d’araignées...
— Ça m’étonnerait. Regardez dans notre sillage, nous n’avons rien cassé, seulement repoussé. On dirait plutôt des signes de lutte.
Brolin étudia le sol à tout hasard. L’absence de pluie depuis plusieurs jours l’avait rendu sec, il n’avait gardé aucune trace de pas ou autre.
— Vous pensez qu’il s’est battu ? Je veux dire, c’est... On parle de meurtre, c’est ça ?
Brolin resta silencieux, inspectant Eagle Creek 7, ses yeux réduits à une rigole sombre à cause du soleil encore puissant à cette heure.
Il fut frappé par le contraste entre la clairière et les arbres qui l’environnaient. La lumière et les ténèbres.
— Vous avez ce que vous vouliez ? interrogea le jeune garde forestier.
Eagle Creek 7 montait sur près de cinq cents mètres avant de former sur la droite un croissant dont toute la partie supérieure était masquée par les arbres. Au milieu de cette courbe, une souche assez haute sourdait du sol comme un totem oublié. Brisé en biseau, le sommet du tronc pointait son aiguille vers le ciel bleu. De là, on devait dominer toute la portion inférieure et voir la partie qui s’étendait au-dessus.
— J’aimerais jeter un coup d’œil là-haut. Adrien eut l’air contrarié.
— Euh... Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée de tout traverser. Si c’est truffé de veuves noires, personnellement je ne saurais que vous déconseiller de...
— Je prends le risque.
Brolin entama son ascension. Adrien chercha Tran Seeyog. Le fonctionnaire de l’EPA n’avait pas bougé de l’orée. Il lui fit un vague signe de la tête. L’Asiatique ne semblait pas prêt à venir.
— Et merde...
Il emboîta le pas au détective privé.
Alors qu’ils se rapprochaient de la souche, Brolin demanda :
— Vous m’aviez parlé d’une chute d’eau assez proche, je n’ai rien entendu depuis que nous sommes là.
— Elle est à trois ou quatre cents mètres d’ici, mais c’est à cause de la végétation, elle est si dense qu’elle ne laisse pas filtrer les sons. Je vous jure, ce coin est un monde à lui tout seul.
Brolin voulait bien le croire. Il ne cessait d’observer le rail noir des arbres en bordure, il croyait capter un mouvement suspect toutes les trente secondes.
— Vous travaillez seul quand vous venez ici ? Adrien sourit.
— Oui, tout seul. Et oui, j’ai parfois... la trouille, si c’est ce que vous vouliez savoir. C’est pas parce qu’on est garde forestier que la forêt ne nous fait plus peur. Pour tout vous dire, je pense que même mes collègues les plus expérimentés ne sont pas rassurés lorsqu’ils viennent par ici. Il y a quelque chose de primitif qui habite ces bois. C’est comme si la nature était hostile ici, qu’elle cachait un secret. Des secrets.
Le cri d’un faucon les surprit tous les deux.
Adrien repensa aussitôt à la présence du rapace et au rôle qu’il avait joué lors de la découverte du cadavre. Il planait au-dessus des sapins, guettant sa proie.
Une fois au pied de la grande souche, Adrien sortit un mouchoir pour s’éponger le front pendant que Brolin en faisait le tour. L’immense tronc gisait sur le côté, vermoulu. Il avait été brisé à trois mètres de sa base, probablement par la foudre. C’était assez impressionnant. Il semblait avoir implosé. Le détective privé trouva un escalier naturel sur l’autre face, avec un énorme champignon et deux branches mortes qui l’aidèrent à grimper au sommet de la souche.
De cette hauteur, la perspective changeait totalement. La lisière n’apparaissait pas plus petite, mais plus menaçante. En revanche, comme il s’en était douté, il dominait toute la clairière et put constater que la partie supérieure était mouchetée de grappes de fleurs jaunes et mauves, des lupins qui proliféraient par centaines. Eagle Creek 7 étirait son croissant sur un flanc de mont culminant à environ mille mètres, dont le sommet les surplombait à une heure de marche. Plusieurs rochers gigantesques semblaient sur le point de dévaler la pente. Les conifères qui conduisaient au sommet s’agitaient dans le léger vent, à la manière d’une fourrure ondoyante. Il y avait des...
Le regard de Brolin descendit vers l’extrémité nord de la clairière. Vers une forme à angle droit, une masse géométrique. Si incroyable que cela pût être, un bâtiment était caché dans la forêt.
— Adrien, qu’est-ce que c’est que cette construction ? Vous connaissez ?
Le garde forestier suivit la direction indiquée par le bras du privé.
— Je ne vois rien d’en bas. Mais ça doit être les structures du gouvernement.
— Quoi ?
— Oh, c’est pas grand-chose, en fait c’est complètement abandonné. C’était à l’armée autrefois, mais ils l’ont fermé il y quatre ou cinq ans. C’est tout vide maintenant.
— Comment se fait-il que personne n’en ait parlé ?
— Elle est pas sur les cartes. Et comme il n’y a pas de voie officielle pour y accéder, pas grand monde est au courant. Je crois même qu’ils ont bouché la route qui permettait d’y monter.
— Qu’est-ce qu’on y faisait, vous savez ?
— Non, c’est pas très grand. Un de mes collègues dit que c’était un centre top-secret d’entraînement. Pour l’élite. Mais on n’en sait rien, en fait.
Brolin considéra le morceau de béton qui dépassait de sa gangue verte. La présence de l’armée ici n’avait finalement rien de curieux. C’était le site rêvé pour être discret.
Il prit tout à coup conscience qu’il s’était assis sur une lamelle du tronc. Cela s’était fait tout naturellement. En y regardant de plus près, il découvrit que la lamelle en question ressemblait à une planche réduite qu’on avait tirée des cernes annuels jusqu’à ce qu’elle soit à angle droit avec le bois de cœur. Avec ce qui restait de l’arbre pour dossier, on pouvait s’installer là pendant une heure ou deux dans le plus grand confort.
— Vous avez un problème ? s’inquiéta Adrien. Brolin se pencha et inspecta le siège improvisé.
Il y avait des entailles sur le côté, provoquées par une lame. Quelqu’un s’était fabriqué un poste d’observation. Brolin remarqua comme les fibres de la moelle étaient lissées à cet endroit. Quelqu’un qui était venu souvent. Très souvent.
— Vous venez régulièrement ici ? demanda Brolin.
— Oh, trois-quatre fois par an. Pourquoi ?
— Il y a un ermite qui vit dans les environs ? Des bûcherons ou quiconque ?
— Personne. Je vous l’ai dit : c’est vraiment très peu fréquenté.
Brolin caressa du pouce l’usure du bois sur le dossier du siège.
Tout d’abord les traces de ce qui ressemblait fortement à un affrontement.
Et maintenant ça. Cette souche brisée était parfaite pour dominer toute la clairière. Si quelqu’un avait souhaité en avoir une vue d’ensemble, c’est là qu’il était venu.
Brolin inspira doucement.
Ce qui avait commencé comme un doute se muait en certitude.
Fleitcher Salhindro n’était pas mort tout seul. Les hautes herbes se mirent à frémir lorsque la brise estivale qui jouait avec le sommet du mont descendit. Cet endroit avait été témoin de quelque chose d’étrange. Étrange et affreux.